Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

L'assignation pour recours abusif à l'encontre d'un permis de construire constitue un mode de défense légitime

"S'il est indéniable que le montant particulièrement élevé des dommages-intérêts réclamés était de nature à déstabiliser les intimés, voire à faire pression sur eux, il n'en reste pas moins que la société pouvait légitimement considérer que les recours en annulation dirigés contre son permis de construire ne reposaient sur aucun moyen sérieux, n'avaient pour objet que de lui nuire et retarder la mise en oeuvre de son projet immobilier puisqu'il ressort de la lecture du jugement rendu le 22 avril 2013 par le tribunal administratif de Marseille qu'un seul des très nombreux moyens soulevés a été jugé recevable et bien fondé ; qu'il ne saurait donc être reproché à la société d'avoir fait preuve de légèreté blâmable, de témérité ou encore d'avoir commis une erreur grossière"

Cass. civ. 5 mars 2015, pourvoi n°14-13.491

Comme on le sait, la notion de faute en la matière, et partant de recours abusif à l’encontre d’un permis de construire, s’est substantiellement élargie depuis quelques années.

Il en est plus particulièrement ainsi depuis que la Cour de cassation a précisé qu’ici comme ailleurs « toute faute dans l’exercice d’une voie de droit est susceptible d’engager la responsabilité de son auteur » (Cass. civ., 18 janvier 2001, pourvoi n°00-12.230) et, partant, que la caractérisation de cette faute n’impliquait pas nécessairement la preuve d’une intention de nuire (Cass. civ., 11 septembre 2008, pourvoi n°07-18.483) mais peut résulter du simple fait que le recours n’est pas « inspirés par des considérations visant à l'observation des règles d'urbanisme » (Cass. Civ. 3e, 5 juin 2012, pourvoi n°11-17919); ce qui est d’ailleurs pour le moins cohérent puisqu’un recours en annulation à l’encontre d’un permis de construire :

  • ne consiste pas en un litige entre parties mais s’analyse en un procès fait à un acte administratif édicté par la Ville au regard des normes d’urbanisme conditionnant sa légalité et dont le but objectif ne peut tendre qu’à l’annulation de l’acte en litige en considération de son illégalité au regard de ces normes (CE. 17 mai 1999, Cne de Montreuil, req. n°191.292 ; CE. 19 février 1988, Sabin-Celson, req. n°06.543 ; CE. 7 juin 1985, SA d’HLM, « L’habitat communautaire collectif », req. n°39.492) ;
  • est délivré sous réserve du droit des tiers, ce dont il résulte que sa légalité est indépendante de toute considération liée aux préjudices éventuels que son exécution peut causer.

En ce sens, on peut d’ailleurs relever que la Cour de cassation vient encore récemment de juger que :

« Attendu, selon l'arrêt attaqué (Grenoble, 17 octobre 2013 ), que M. X... a donné à bail en 1999 un local commercial à M. et Mme Y... situé à Savines-le-Lac ; que ces derniers ont constitué la société du Grand Morgon (la société) dont l'objet est la construction et la rénovation d'immeubles et ont à cette fin acquis une parcelle cadastrée section AD n° 144 contiguë à celle appartenant à M. X... ; que deux permis de construire ayant été délivrés en 2006 à la société, ce dernier en a demandé le retrait par des recours gracieux puis l'annulation par des recours contentieux devant la juridiction administrative ; que M. et Mme Y... et la société ont saisi un TGI pour obtenir notamment des dommages-intérêts pour préjudice moral en raison de l'abus du droit d'agir en justice commis par celui-ci ;

Attendu que M. X... fait grief à l'arrêt d'accueillir cette demande, alors, selon le moyen, que l'exercice d'une action en justice constitue un droit et ne dégénère en abus donnant naissance à une dette indemnitaire qu'en cas de faute de celui qui l'exerce ; qu'en retenant qu'il avait usé de tous les recours possibles à l'encontre de chacun des permis de construire, jusque devant le Conseil d'Etat, que des motifs identiques à nouveau allégués dans la seconde procédure n'avaient pas été retenus, l'intéressé en ayant connaissance, et en considérant que la poursuite de ces nombreuses procédures dont aucune n'avait prospéré devait être qualifiée de particulièrement téméraire de sa part, se prononçant ainsi par des motifs impropres à caractériser une faute faisant dégénérer en abus l'exercice du droit d'ester en justice, la cour d'appel a violé l'article 1382 du code civil ;

Mais attendu que la cour d'appel a retenu que M. X... avait mis en œuvre tous les recours possibles à l'encontre des deux permis de construire réitérant jusque devant le Conseil d'Etat en pleine connaissance de cause une argumentation déjà écartée par ce dernier, lors de la contestation du premier permis de construire, par une décision de non-admission du pourvoi et qu'aucune de ces procédures n'a prospéré et ne reposait sur un quelconque élément de preuve » (Cass. Civ., 5 février 2015, pourvoi n°14-11169).

et donc sans rechercher nullement si ces recours procédaient d’une intention de nuire mais en constatant simplement la réitération à l’encontre d’un second permis de construire des moyens présentés à l’encontre du premier alors que ceux-ci avaient déjà été écartés par le juge administratif ; et pour cause puisqu’il est clair qu’un second recours se bornant à reproduire une argumentation que son auteur sait nécessairement infondée ne saurait être légitimement regardé comme « inspiré par des considérations visant à l'observation des règles d'urbanisme ».

Au demeurant,  cette position est en parfaite cohérence avec celle du Conseil d’Etat, lequel a jugé pour l’application de l’article L.600-1-2 du Code de l’urbanisme restreignant les conditions d’appréciation de l’intérêt à agir à l’encontre des autorisations d’urbanisme aux fins précisément de lutter contre les recours abusifs, que :

« Considérant que la Society (…) soutient que les dispositions citées ci-dessus portent une atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction, tel qu'il est garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; que, toutefois, les décisions statuant sur les permis de construire, de démolir ou d'aménager, prises dans le cadre de la police spéciale de l'urbanisme, ont pour objet de contrôler que les projets en cause sont conformes aux règles d'urbanisme relatives à l'utilisation des sols, à l'implantation, la destination, la nature, l'architecture, les dimensions, l'assainissement des constructions et à l'aménagement de leurs abords ; que les dispositions contestées de l'article L. 600-1-2, définissant les conditions de recevabilité auxquelles sont soumis les recours dirigés contre les permis de construire, de démolir ou d'aménager, poursuivent un objectif d'intérêt général, consistant à prévenir le risque d'insécurité juridique auquel ces actes sont exposés ainsi que les contestations abusives » (CE. 27 juin 2014, req. n°380.645) ;

justifiant ainsi ce nouveau dispositif et la restriction subséquente de l’intérêt à agir en la matière par la nature même et le seul objet d’un permis de construire au regard de l’article L.421-6 du Code de l’urbanisme. Espérons également que cette position influe sur ce qui doit être regardé comme un recours exercé « dans des conditions qui excèdent la défense des intérêts légitimes du requérant » au sens de l’article L.600-7 du Code de l’urbanisme, et qu'une "connexion" s'instaure dans l'application de ces deux dispositions.

Mais toute la difficulté en la matière consiste à établir cette faute alors qu’à la différence de ce qu’il en est dans le cadre de l’article L.600-7 , les « requérants/assignés » peuvent dans le cadre de la même instance civile formuler à l’encontre du « pétitionnaire/assignant » des conclusions reconventionnelles tendant à la condamnation de ce dernier.

La valse à quatre temps des « requérants/assignés » est d’ailleurs à cet égard invariable :

  1. elle mobilise d’abord la CEDH, la Constitution et les Principes Généraux du Droit pour rappeler « le droit fondamental au recours »;
  2. pour ensuite faire valoir qu’en toute hypothèse, un recours en annulation ne peut être la cause d’aucun préjudice puisque, comme chacun le sait, le seul exercice d’un tel recours ne prive en rien le permis de construire de son caractère exécutoire ;
  3. à ce stade, il convient alors pour le « requérant/assigné » de s’offusquer que le pétitionnaire puisse pour sa part exercer à son encontre ce même droit au recours dans le cadre d’une assignation dont évidemment les prétentions indemnitaires sont disproportionnées et, partant, n’a  été introduite à son encontre que pour le déstabiliser et lui mettre la pression ;
  4. pour enfin alléguer être la victime subséquente de préjudices moraux justifiant qu'en réparation, le "pétitionnaire/assignant" soit condamné à verser au "requérant/assigné" des dommages-et-intérêts.

Cela eu peut-être payé mais paiera nettement moins puisque la Cour de cassation a donc jugé que :

« Attendu, selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 17 octobre 2013), qu'après avoir déposé une demande de permis de construire de deux bâtiments d'une surface hors oeuvre nette de 77 133 m ², la société de promotion immobilière La Thominière (la société) a assigné M. X..., Mme X..., Mme Z..., M. Y..., Mme Y..., M. B...et Mme F...(les consorts X...) en paiement de dommages-intérêts d'un montant de plusieurs millions d'euros, en leur reprochant d'avoir saisi, à seule fin de lui nuire en retardant la construction en cause, le juge administratif d'un recours en annulation de l'arrêté municipal accordant l'autorisation de construire ;

Attendu que les consorts X...font grief à l'arrêt de les débouter de leur demande de dommages-intérêts pour procédure abusive, alors, selon le moyen, que celui qui agit en justice de manière abusive peut être condamné à payer des dommages-intérêts au défendeur ; qu'en constatant que la société La Thominière avait agi en justice dans le dessein de déstabiliser et de faire pression sur les défendeurs, sans retenir sa faute, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et violé l'article 32-1 du code de procédure civile, ensemble l'article 1382 du code civil ;

Mais attendu que l'arrêt retient que s'il est indéniable que le montant particulièrement élevé des dommages-intérêts réclamés était de nature à déstabiliser les intimés, voire à faire pression sur eux, il n'en reste pas moins que la société pouvait légitimement considérer que les recours en annulation dirigés contre son permis de construire ne reposaient sur aucun moyen sérieux, n'avaient pour objet que de lui nuire et retarder la mise en œuvre de son projet immobilier puisqu'il ressort de la lecture du jugement rendu le 22 avril 2013 par le tribunal administratif de Marseille qu'un seul des très nombreux moyens soulevés a été jugé recevable et bien fondé ; qu'il ne saurait donc être reproché à la société d'avoir fait preuve de légèreté blâmable, de témérité ou encore d'avoir commis une erreur grossière ;

Qu'en l'état de ces constatations et énonciations, la cour d'appel a pu déduire que la société n'avait pas commis de faute dans l'exercice de son droit d'agir en justice ».

Alors même qu'il était établi que le pétitionnaire « avait agi en justice dans le dessein de déstabiliser et de faire pression sur les défendeurs » et que par ailleurs la légalité de son permis de construire avait été sanctionnée, son action civile n’a donc pas été jugée fautive dès lors que le pétitionnaire pouvait légitimement penser que c’est le recours à l’encontre de son permis de construire qui était abusif dès lors  « qu'un seul des très nombreux moyens soulevés a été jugé recevable et bien fondé ».

La multiplication des moyens infondés, et a fortiori leur égrainage au fil de la procédure peuvent donc légitimement laisser à penser que le recours est abusif lorsqu’il apparait au final que la plupart sont infondés.

En pareil cas, l'assignation constitue donc un mode de défense légitime qui en aucune mesure n'est donc fautif et abusif.

 

Suivre @Jurisurba 

 

Patrick E. DURAND
Docteur en droit – Avocat au barreau de Paris
Cabinet FRÊCHE & Associés

Les commentaires sont fermés.